PRÉAMBULE
« Voyage autour du monde sur la frégate La Vénus pendant les années 1836-1839, publié par ordre du roi sous les auspices du ministre de la Marine. » Publication : Abel Aubert Du Petit-Thouars, Voyage autour du Monde sur la frégate La Vénus (onze volumes, 1840-1864).
Crédits photo : Studio Disdéri - Paris
L'EXPÉDITION
Capitaine : Abel Aubert du Petit-Thouars (1793–1864).
Ingénieur hydrographe : Urbain Dortet de Tessan (1804-1879)
Médecin-naturaliste : Adolphe Simon Neboux (1806-1844).
Chirurgien : Charles René Augustin Léclancher (1804-1857).
Au Mouillage de Tahiti avec le Fort de Motu-uta,
la Vénus salue le pavillon français. Louis Le Breton - 1838
La mission était destinée en premier lieu à protéger et développer la pêche à la baleine. En outre, il s'agissait de recueillir des renseignements sur les possibilités qu'offriraient au commerce français les établissements russes du Kamtchatka et les côtes du Mexique et de Californie. L'expédition partit de Brest en décembre 1836, suivit la route du cap Horn, gagna le Kamtchatka via Honolulu, retraversa le Pacifique et arriva en janvier 1838 aux Galapagos. En août, elle parvint aux îles Marquises, puis à Papeete, se rendit ensuite en Nouvelle-Zélande, fit escale à Sydney, traversa l'océan Indien par le Sud pour rentrer à Brest le 24 juin 1839.
Les notes chiffrées sont de Dupetit-Thouars ; celles entre parenthèses débutant par * sont de Jacques Iakopo Pelleau. Les nombres entre parenthèses correspondent aux page de l'ouvrage original.
CHAPITRE XV
Départ des îles Galapagos - Arrivée aux îles Marquises - Exploration - Baie d'Amanoa - Le roi Youtâti - Mœurs et coutumes des indigènes
Le 15 juillet 1838 au soir, la Vénus se trouvait un peu à l’O. du cap Douglas, de l’île Narborought ; nous apercevions dans le N. E. la pointe du N. O. de l’ile d'Albemarle, et vers le S. E. on voyait l'extrémité de la pointe Essex, de la même île. Du sommet de la Floriana, M. de Tessan avait précédemment relevé cette dernière pointe ; tout le groupe des îles Galapagos se trouvait donc ainsi renfermé dans nos routes, ou par nos relèvements et, comme le temps nous manquait, pour entrer dans de plus grands détails (324) hydrographiques, nous bornâmes là notre exploration et nous nous dirigeâmes vers les îles Marquises.
Après la navigation la plus douce, au milieu d’une mer calme et solitaire, nous arrivâmes le 1er août en vue de la Madalena (* Fatu Iva). Celle île est, à la fois, la plus méridionale et la plus orientale de tout l’archipel. Nous trouvâmes, par nos observations, que sa pointe méridionale est située, sur la carte, onze minutes trente secondes trop au Nord, et huit minutes treize secondes plus à l'Est qu'elle ne doit être.
En venant chercher l’île de la Madalena, je m’étais placé sur le parallèle de sa pointe la plus septentrionale, afin de trouver une roche isolée et élevée de 120 à 130 centimètres sur l’eau, que l’on m’avait assuré être située dans l’Est de celle pointe et à environ douze milles.
Pendant la nuit qui précéda notre atterrage, nous louvoyâmes pour ne pas dépasser à l'Ouest le méridien de cette roche, et dès que le jour parut, nous continuâmes notre route en passant, sans rien apercevoir et sans trouver le fond par 200 brasses, sur la position qui lui avait été assignée.
Sans déduire de ce fait la conséquence absolue de la non-existence de cette roche, je serais cependant porté à croire, d’après la description qu’on en fait, que cette prétendue roche pourrait bien n’avoir été qu’une baleine morte, en dérive. En tout cas, si elle existe, elle doit être placée dans une aire de vent différente, et, très-probablement, à une bien plus grande distance de l’île de la Madalena.
Les îles Marquises se composent de deux groupes bien distincts, situés dans une direction générale du S, E. au N. O. ; elles sont comprises entre les parallèles de 7° 50’ 00’’ et 10° 31’ 00’’ de latitude sud, et les méridiens de 140° 59’ 00’’ et 143° 6’ 00’’ de longitude occidentale du méridien de Paris ; elles sont toutes d’origine volcanique et très—élevées et elles peuvent être aperçues, par un beau temps, de 15 à 20 lieues de distance.
Si l’on considère les distances relatives des différentes îles qui en font partie, la langue, les mœurs et le caractère des peuples qui les occupent, on ne peut guère s’empêcher de les réunir en un seul archipel qui, à raison de la priorité de découverte et par une espèce de sentiment d’équité, doit prendre le nom de Marquises de Mendoça, donné en 1595, par le premier découvreur, Mendaña, en l’honneur du marquis de Mendoça, alors vice-roi du Pérou, qui avait ordonné cette expédition.
Le groupe du Sud fut le premier découvert ; il est composé de cinq îles qui, en commençant par la plus méridionale, sont l’île de la Madalena (* Fatu Iva) ou O-Hitaoya ; Cristina (*Tahuata), ou O-Hitao ; San-Pedro (* Moho Tani) ou 0-Nateaya ; la Dominica (*Hiva Oa), ou O-Hivaoa, et Hood (*Fatu Uku), ou Fétou-Hougou.
Lors de la découverte de ce groupe, l’île Hood n’avait point été aperçue ; elle ne fut découverte que plus tard, en 1774, par Cook ; il n’en eut connaissance que de loin, et lui donna le nom de Hood, d’après celui du midshipman (*aspirant) qui la signala le premier, (326) et qui, depuis, est devenu lord Hood, membre de l’amirauté.
Les îles de San Pedro et de Hood ne sont point peuplées ; la Madalena contient de 2 à 3,000 habitants ; la Dominica environ 6,500, et l’île Cristina, de 1,000 à 1,100 ; d’après des renseignements récents, qu’on a tout lieu de croire consciencieux, ces chiffres, s'ils ne sont tout-à-fait exacts, sont du moins très-rapprochés de la vérité.
Le groupe du N. O. est composé de six îles, qui sont : Roa-Poua (*Ua Pou), Roa-Houga (*Ua Huna), Nou-ka-Hiva (* Nuku Hiva) ou Marchand, les deux îles du N. O., Chanal (*Eiao) et Masse (*Hatutu), et la petite île d’Hergest (*Hatu Iti), à l’O. N.O. de Nou-ka-Hiva ; les trois premières seules sont habitées.
L'île de Nou-ka-Hiva est la plus considérable et la plus connue du groupe du N. O., mais elle n’a pas une population aussi nombreuse que celle de la Dominica ; cette population n’est évaluée qu’à environ 4 à 5,000 âmes ; les îles de Roa-Poua et de Roa-Houga passent pour n’avoir que de 2,000 à 3,000 habitants, la population entière des Marquises ne s’élèverait donc pas aujourd’hui à plus de 20 à 25,000 âmes.
Le groupe du N. O. ne fut découvert que bien des années après celui du S. E. ; ce ne fut qu’en 1791 qu’il fut aperçu pour la première fois par Marchand, et aussi, dit-on, par un Américain du nord, nommé Ingraham, qui, d'après cette version, en aurait eu connaissance dans la même année, quelques mois plus tôt que Marchand ; mais comme cette prétendue dé couverte n’a point été rendue authentique par une (327) publication faite en temps utile, il semble devoir en être de sa réalité comme de toutes les découvertes des Espagnols, qui ont été tenues secrètes ; elle tombe dans le domaine de l’hypothèse. (*Les 3 îles du nord-ouest furent notées par Ingraham en avril 1791 ; il les nomma « îles Washington » mais n’y posa pas le pied. Marchand fit escale à Ua Pou en juin ; il en prit possession au nom de la France et nomma le groupe « îles de la Révolution »)
On ne saurait douter, aujourd’hui, que les navigateurs anglais ne se fassent honneur, et à bon droit, de grand nombre de découvertes semblables qu’ils n’ont pourtant fait que retrouver.
Pour être juste envers tout le monde, et pour ne pas accepter des prétentions si peu fondées, je donnerai à chacune des îles habitées des Marquises, les noms que les Indiens eux-mêmes leur donnent, et à celles qui sont inhabitées, les noms des navigateurs par lesquels elles sont censées avoir d’abord été aperçues. Ainsi je conserverai dans le groupe du S. E. le nom de Hood, à la plus septentrionale de ces îles ; les noms de Masse et de Chanal, aux deux îles inhabitées qui sont à l'extrémité N. O. du groupe du N. O., et celui d'Hergest aux deux îlots à l’O. N. O. de Nou-ka-Hiva.
À ce sujet, il ne sera peut-être pas sans intérêt de remarquer que chaque peuple a, en quelque sorte, mis le cachet de sa nationalité à ses actes, en ce moment considérés seulement sous les rapports nautiques.
Les Espagnols, longtemps les seuls maîtres de la navigation de l’océan Pacifique, ont caché avec soin toutes leurs opérations et toutes leurs découvertes dans ces mers, soit par jalousie politique, soit pour éloigner toute concurrence dangereuse à leurs intérêts (328), soit peut-être aussi, instinctivement, par cet esprit de mysticité qui s'étendait, dans ces temps, à tous les actes de leur gouvernement. C'est ainsi que l'Espagne, avec des officiers, alors les plus instruits do l’Europe, oubliant son antique esprit chevaleresque, a perdu le mérite de la plupart de ses intéressantes découvertes dans cet océan.
Les Hollandais, dans leurs opérations maritimes, ont tenu une conduite à peu près semblable, dont on ne doit chercher l’esprit que dans leur intérêt commercial : ils ont conçu des premiers tous les avantages du monopole.
Les Anglais, que l’on peut aujourd'hui considérer comme les premiers négociants du monde, n’ont cependant jamais perdu de vue l’honneur de leur marine. Habiles navigateurs, ils ont sans doute beaucoup fait par eux-mêmes, mais aussi sans trop s'inquiéter des justes titres que des marines voisines pouvaient revendiquer, ils n’ont jamais vu que l’Angleterre, et dans tous les lieux de ce monde où ils ont navigué, toutes les terres, découvertes ou non découvertes, baptisées ou non baptisées, habitées ou non, ont dû prendre un nom, une couleur tout-à-fait britanniques. C’est ainsi que les Malouines sont devenues les Falkland ; l'île de la Harpe, découverte par Bougainville, Bow- Island ; les îles Masse et Chanal, découvertes par Marchand, Robertus Islands et que tant d’autres terres qu'il serait facile d'indiquer ici, ont subi de semblables transformations.
En effet, n’est-ce pas, pour nous autres Français, un (329) immense sujet d'étonnement, quand nous lisons le voyage récent du capitaine anglais Beechey, de voir un officier très-instruit, qui a fait un des voyages les plus utiles pour les marins, raconter sérieusement que Cook a découvert l’ile des Lanciers, qu'il fa nommée Thrum cap ; et ajouter, quelques lignes plus bas, que Bougainville, qui l’a vue, l’a nommée île des Lanciers, à cause d'une espèce de lance, dont les sauvages qui l'habitaient faisaient usage ?
Si l'on ne savait que le voyage de Bougainville est antérieur à celui de Cook, ne serait-on pas bien porté à croire, d'après cette relation, que Cook a en effet découvert celte île, et que Bougainville a ensuite usurpé l'honneur de lui donner un nom ? À quoi bon cet anachronisme, demandera-t-on, peut-être ? Eh ! mon Dieu, à faire croire à cette version, par ceux qui n'ont pas la mémoire des dates, et malheureusement c'est le grand nombre des lecteurs. Les Anglais, par cette habileté tant soit peu égoïste, ont prouvé qu'ils connaissent au juste la valeur des opinions humaines ; ils savent que l'habitude est une seconde nature, et qu’à force de répéter une erreur, l'erreur finit par de venir une espèce de vérité.
Les Français ont également porté leur caractère dans leurs entreprises et dans leurs travaux. Peuple aventureux, enthousiaste et changeant, ses découvertes et ses reconnaissances ont porté l'empreinte de cette inconstante nature. Tous leurs voyages ont été entrepris, par une honorable émulation, pour partager, avant tout, la gloire des progrès dans les (330) sciences, et une partie de leurs plus belles découvertes est due à des expéditions particulières, faites par des négociants, pleins d’honneur et d’amour de la patrie. Jamais, d’ailleurs, ces voyages n’ont été ordonnés par le gouvernement dans les vues d’un intérêt autre que celui des sciences, ou du moins jamais le gouvernement ne semble avoir eu d’autre but que celui d’une satisfaction d’amour-propre national.
Un peuple nouveau qui s’avance à pas de géants dans les sciences nautiques, a fait de nombreuses cl utiles découvertes, particulièrement dans l’Océanie, mais ces terres inconnues, il nous faut y croire sans les voir ; elles sont encore à l'état de ouï-dire et rien de plus. Malgré les listes multipliées qui les signalent et qui sont entre les mains des navigateurs, peu de ces découvertes ont été retrouvées ; cela s'explique ainsi : une île dont la position n’est connue que d’un marin seulement, est, pour un peuple pêcheur, une véritable mine à exploiter. Comment donc exiger alors que l’intérêt privé soit sacrifié à une publication exacte, qui ne satisferait que la vanité, et qui attirerait une concurrence inquiétante ou nuisible. C’est ainsi que je comprends le mystère qui nous cache encore ces terres nouvelles et qui prive les Américains des Etats-Unis de la part honorable à laquelle ils ont bien droit, pour les progrès que leurs marins ont fait faire à la géographie de ce siècle.
Les Russes ne sont point restés en arrière dans la carrière des découvertes ; ils en ont fait beaucoup et (331) de très-importantes pour la géographie et surtout pour eux-mêmes.
C’est ainsi qu’une grande partie de la côte N. O., découverte par des partis de chasseurs russes, est devenue l'apanage de la couronne ; que les îles Aléoutiennes, le Kamtchatka, sont russes ; que plusieurs des îles Kouriles sont devenues leur possession exclusive, et que ce besoin de s’agrandir leur a aussi fait porter un œil d’envie sur les Kouriles méridionales, peut-être même sur le Japon. De leur établissement de la Bodéga, sur la côte du N. O. d’Amérique, ne se tiennent-ils pas en sentinelle sur le port de San-Francisco ; et naguère enfin n’ont-ils pas tenté de s’emparer, moitié de force, moitié par surprise de l’île Tuaï (* ?), l’une des îles Sandwich ?
La non-réussite de cette dernière tentative ne peut être attribuée à l’insignifiante opposition des peuples d’Hawaï ; elle est due, plus vraisemblablement, à quelques influences politiques. Mais revenons à notre archipel.
Le 1er août, lorsque nous eûmes reconnu l’île de la Madalena, nous en passâmes très-près par le Sud, l’Ouest et le Nord, pour en faire l’hydrographie.
Nous étant beaucoup approchés de la pointe du S. S. O., qui est formée par une haute montagne remarquable et coupée très à pic, nous découvrîmes immédiatement à l'Ouest de cette montagne une vallée délicieuse (* Omoa), située au fond d’une jolie petite anse, devant laquelle il y a un mouillage ; l’intérieur de cette vallée et les bords de cette anse sont tapissés de la (332) végétation la plus brillante et couverts d'une multitude de cases indiennes, qui animent ce riant tableau. Étant en panne, devant celte anse, nous fûmes environnés de pirogues à balancier de différentes grandeurs, dont quelques-unes étaient élégantes ; elles étaient montées par des naturels qui ne se firent point prier pour venir à bord. En général, tous ces Indiens étaient laids, couverts de tumeurs scrofuleuses et d’ulcères, d’un aspect repoussant. Ils paraissaient accoutumés à visiter les bâtiments ; plusieurs savaient quelques mots d’anglais ; quelques-uns nous montraient des certificats des capitaines avec lesquels ils avaient été employés comme matelots, sur des baleiniers anglais ou américains.
Ces indigènes nous engagèrent à aller au mouillage, ou nous trouverions en abondance de l’eau, des fruits, et de très-jolies femmes.
La visite de ces insulaires, qui n’avaient rien apporté à échanger, eut peu d’agréments pour nous. Déjà ce ne sont plus des sauvages ; ils ont perdu toute l’originalité de leur caractère primitif, et ils n’ont encore pris de la civilisation que ses vices. Leur nudité presque habillée est horrible à voir ; le peu de vêtements dont ils font usage, sont en guenilles, ne les couvrent qu’imparfaitement et, toujours portés, sous une température aussi élevée que celle de ces îles, ils sont d’une saleté qui inspire l’éloignement et ne blesse pas moins la vue que l’odorat. Nous abandonnâmes promptement et sans regrets cette société dégradée et sans couleur nationale ; nous parcourûmes la côte (333) en allant vers le Nord, et nous découvrîmes à deux ou trois milles de distance de ce premier vallon , une seconde anse (* Hanavave) aussi jolie que celle que nous venions de quitter, et également très-peuplée, si nous en jugeons par le grand nombre de cases que nous aperçûmes dans celte vallée ; nous ne reçûmes aucune visite des habitants, que nous n’attendîmes pas, suivîmes notre route vers San-Pedro. Bien avant la nuit, nous apercevions cette île dans le nord ; et dans le N. O., l’île Cristina nous apparut, comme une ombre, au moment du coucher du soleil.
La reconnaissance de l’île de la Madalena n’étant point achevée, nous mîmes en panne à la pointe du N.O. pour y attendre le jour ; les courants altérèrent peu notre position pendant la nuit.
Le 2 août, après avoir revu les parties orientales de l’île de la Madalena, nous fîmes route au Nord pour passer à l’Est des îles de San-Pedro et de la Dominica. À midi, nous étions sur le parallèle de la pointe Est de cette dernière, et à environ un mille et demi de distance ; après avoir sondé sans trouver le fond par 200 brasses, nous continuâmes à gouverner vers le Nord, et avant le coucher du soleil, nous avions reconnu et fait le tour de l’île Hood.
San-Pedro est une île haute ; elle s’étend du N.N.O. au S.S.E., sur une longueur d’environ cinq milles ; elle est boisée à son sommet et dans les ravins. À la pointe du S. S. E., il y a un gros rocher isolé et élevé, entre lequel et la terre se trouve un canal si étroit, que des embarcations seules pourraient en tenter le (334) passage. Celte île, ainsi que celle de Hood, na point d’habitants fixes.
La pointe orientale de la Dominica, accore, élevée et stérile, peut être rangée de près.
L’ile Hood n’est, en réalité, qu’un gros rocher stérile très-élevé et très-à pic. Dans le N. O. de ce rocher, et à environ un mille de distance, nous aperçûmes une roche sous l’eau, qu’il est prudent d’éviter, car nous la vîmes briser sans qu’il fît mauvais temps.
Nous louvoyâmes pendant toute la nuit du 2 au .5 août pour revenir de l’île Hood à la pointe Est de la Dominica. Durant une grande partie de cette nuit, nous aperçûmes de grands feux allumés sur la Dominica. Ces feux, comme chez tous les peuples primitifs, annonçaient sans doute la présence de l’ennemi, ou indiquaient un danger prochain. Au jour, nous rangeâmes, en allant de l’Est à l’Ouest, toute la côte Nord de cette île, afin d’en reconnaître les accidents et d’en déterminer la configuration.
Avant d’arriver à la pointe la plus Nord de l’île, nous rencontrâmes deux baies, ouvertes au N. E. qui, sans aucun doute, offrent des mouillages, peut- être bien très-bons, ce qu'il n'était pas possible de vérifier, ne pouvant donner plus de temps à nos reconnaissances, ni nous occuper de détails aussi spéciaux.
Aussitôt que nous eûmes dépassé dans l’Ouest, la pointe la plus septentrionale de l’île, nous reçûmes la visite de trois pirogues. Elles étaient montées par des indigènes de l’île de la Dominica. Ils nous invitèrent (335) à aller mouiller dans une baie située un peu à l'Ouest de la pointe Nord de l’île, et selon l’usage établi, dans toute la Polynésie, ils appuyaient cette invitation de la promesse de jolies femmes et de provisions fraîches. Ces sauvages étaient presque nus ; quelques-uns avaient un fragment de chemise, d’autres un pantalon, le plus grand nombre ne portaient que le maro (* Mot tahitien signifiant « pagne », « hami » en marquisien). Ils se montrèrent intelligents ; l’un deux disait quelques mots d’anglais. Ils voulaient se charger de messieurs les missionnaires Devaux et Borgella. Peut-être eût-ce été une occasion favorable de s’établir sur la Dominica, la plus fertile, la plus peuplée et la plus importante, pour ses produits, de toutes les îles de l’archipel. Cependant ces messieurs ignorant la langue polynésienne, il eût été imprudent de se lier à la parole de ces Indiens, dont les promesses ne sont souvent qu’un piège tendu à la bonne foi ; qui sait s’ils n’eussent point été enchantés de trouver une occasion si favorable et si facile pour les piller et peut-être pour les faire rôtir, car ils n’ont point encore renoncé à leurs repas de cannibales. En prolongeant la côte vers l’Ouest, nous trouvâmes une seconde vallée, peu séparée de celle de nos hôtes ; elle nous parut décorée d’une riche végétation et bien peuplée. Deux ou trois milles à l’Ouest de cette dernière haie, nous découvrîmes une cascade d’un volume considérable ; elle se voit à une grande distance, car l’eau, en tombant du haut d’une côte escarpée, immédiatement sur les roches du rivage, se change en écume blanche qui brille au soleil et peut alors être aperçue de très-loin. (336)
Toute la bande Nord de l’île de la Dominica paraît saine ; nous la suivîmes à la distance d’un à deux milles ; à la pointe de l’O. N. O., nous remarquâmes encore une double baie séparée par une pointe dont l'apparence est celle d'une tour.
Celle double haie offre un mouillage ; il doit être sûr et convenable dans la belle saison, étant à l’abri des vents alizés ; mais à l’époque des vents de N. et de N. 0. qui règnent parfois de novembre en février, on y serait peu en sûreté. Nous aperçûmes de jolies habitations et des pirogues sur la grève, mais le soleil allait se coucher et c’est pour les Polynésiens le signal de la retraite ; aucune pirogue ne vint à nous.
Nous passâmes la nuit, en calme, sous celle pointe ; au jour, une légère brise qui s'éleva, nous permit de continuer à contourner la Dominica ; le calme reprit de nouveau et nous retint très-près de la côte de l’0. S. 0., sur laquelle la houle nous portait ; nous mîmes aussitôt nos embarcations à la mer, pour nous faire remorquer, nous soutenir contre la houle, et nous faire virer, afin de mettre à profit les variations du vent.
A onze heures, nous aperçûmes une baleinière qui venait de la côte de l’île Cristina ; elle se dirigeait vers nous et tarda peu à nous accoster ; elle nous amenait un Anglais du nom de Robinson ; depuis son enfance il habite celle île, il s'est fait tatouer et a pris toutes les habitudes de sa patrie adoptive. Il venait nous offrir de nous piloter ; déjà je le connaissais de réputation, ainsi qu'un autre Anglais du nom de Tom (337) Collins ; tous deux m’avaient été recommandés par l’honorable capitaine Bruce, commandant de la corvette de S. N. B. l’Imogène, et d’après cette recommandation, tous deux m’inspiraient une égale confiance pour ce service. Collins ne tarda pas à se montrer ; le vent étant alors devenu très-frais et par rafales ; il représenta à Robinson la difficulté de mouiller la frégate dans la baie de la Madre de Dios (1)
(1) Cette baie, nommée par Mendaña, a également été rebaptisée par les Anglais, qui la désignent sous le nom de Resolution’s bay (* Du nom du navire du capitaine Cook qui y fit escale en 1774)
Soit par déférence pour Collins, soit qu’en effet il fût convaincu de la vérité de cette observation, Robinson me dit que la frégate était si grande, qu’il pensait qu’elle serait mieux mouillée dans la baie d’Amanoa, située au Nord de celle de la Madre de Bios. N’ayant qu’une connaissance très-imparfaite des localités, je crus devoir m’en rapporter à ces deux pilotes, et nous allâmes jeter l’ancre dans cette baie.
Nous étions à ce mouillage, sur un fond de sable gris-noir, par seize brasses d’eau et abrités, seulement, des vents alizés. J’appris alors que Collins résidait dans l’anse devant laquelle nous étions mouillés, ce qui m’expliqua clairement ta préférence donnée par lui à cette baie, sur celle de la Madre de Dios.
À peine étions-nous au mouillage d’Amanoa, que le roi vint dans une baleinière ; il était accompagné de deux autres chefs et d’un enfant, son fils, qu’il voulut me laisser en otage. (338)
Le roi se nomme Youtâti (* Iotete) (2)
(2) Ce nom de Youtâti me semble un nom compose du mot anglais You (vous) et du mol taati ou tàti, nom très-commun chez les Polynésiens.
Portrait de Iotete par Max Radiguet - 1842
Il est d’une taille colossale, et d’une grosseur proportionnée, presque noir, nu et tatoué depuis les pieds jusqu'à la tête. Il a une figure ouverte, et pleine de bonté ; à le voir, on a peine à se persuader que ce soit un chef d'anthropophages, ce qui, néanmoins, est bien avéré : mais il défend et s’abstient seul, dit-on, de prendre part à ces horribles festins. S. M. (* Sa Majesté) ne se montra point embarrassée de sa contenance ; elle avait l’habitude de pareilles visites. Ce qui paraissait le plus attirer son attention, était la grandeur du bâtiment, son nombreux équipage, sa bonne mine, et l'aspect imposant de ses batteries de canons, d’une tenue et d’une propreté admirables.
Le roi m’offrit, d’une manière ouverte, tout ce qui dans l’île pourrait m’être agréable et voulut se charger de faire faire notre eau. Les chefs qui accompagnaient S. M. étaient comme elle, d’une taille très-remarquable et tatoués à plusieurs couches. J’annonçai au roi, avant son départ, que j'allais le saluer de quatre coups de canon ; rien ne pouvait flatter davantage S. M. ; elle ne déguisa point le plaisir que lui causait cette marque de déférence, et elle témoigna le désir de voir même tirer les coups de canon ; je lui dis que l’usage était de ne tirer qu'après le départ de la per sonne à laquelle on rend des honneurs ; après quelques instants de réflexion, elle me pria pour ne pas déroger entièrement aux convenances, de permettre que deux coups fussent tirés devant elle, avant son départ, et les deux autres après, ce que j’accordai sans peine. Vint alors le tour du premier ministre ; il avait aussi une requête à me présenter. Il désirait mettre le feu aux canons et fut également satisfait.
Pendant la nuit du 4 au 5, le vent qui déjà était très-frais augmenta encore de force et nous recevions de violentes rafales. A deux heures du matin, nous commençâmes à chasser sur notre ancre et nous perdîmes rapidement le fond. Nous mîmes voile de nouveau, et mieux éclairés sur les motifs qui nous avaient fait donner la préférence à la rade d’Amanoa, qui d’ailleurs est sans aiguade, nous allâmes mouiller dans la baie de la Madre de Dios, où nous arrivâmes le même jour, à midi. Le vent continua à être très-violent et par rafales ; le 6, dans l’après-midi, il avait encore augmenté d’intensité, lorsque tout à coup la frégate vint à chasser rapidement et dériver au large, malgré cent dix brasses de chaîne, filées sur l’ancre que nous avions dehors. Nous mîmes sous voiles pour la deuxième fois, et nous reconnûmes, en levant l’ancre, qu’elle venait de se casser au milieu de la verge. Le 7, nous reprîmes notre mouillage dans la même baie, que nous quittâmes définitivement le 9 à midi.
Aussitôt que la Vénus fut mouillée dans la baie de la Madre de Dios, et malgré le mauvais temps que nous avions, le roi Youtâti vint nous visiter, et ne nous quitta presque plus, jusqu’au moment de notre départ ; il venait déjeuner à bord, retournait à terre après le repas, (340) et reparaissait très-exactement à l’heure du dîner. Ses manières n’avaient rien de ridicule ni de gauche ; il n'était point importun, il examinait les choses avec attention, se montrait soigneux de nous imiter, et de ne rien faire qui pût nous déplaire.
Dans le commencement de notre séjour, il me paraissait singulier d'avoir à ma table deux colosses (car son premier ministre ne nous quittait pas non plus) tout nus, bariolés, depuis les pieds jusqu’à la tête, de dessins les plus singuliers qu'ou puisse imaginer et qui, cependant, ne manquaient ni de symétrie ni d'un certain goût. C’est avec raison que l’on a dit que le tatouage cache le nu ; l’originalité des figures attire et occupe l’attention et produit l’effet d'un costume. On ne saurait croire avec quelle facilité nous prîmes notre parti sur cet étrange vêlement.
A la première visite que nous reçûmes du roi, dans cette baie, il me pria d’avoir la complaisance de le faire saluer une seconde fois, pour que ses sujets, qui n’avaient peut-être pas bien entendu la veille, fussent témoins de ces égards. Je me prêtai volontiers à satisfaire sa vanité, et pour ne lui rien laisser à désirer, je fis lancer quelques fusées et quelques chandelles romaines, qui eurent un succès merveilleux.
D'après un des plus anciens usages des peuples de la Polynésie, je changeai de nom avec le roi ; il fut Du Petit-Thouars, moi je fus Youtâti ; dès ce moment il n'eut plus rien à me refuser, j’étais le maître de l’île, surtout de sa vallée et plus particulièrement de Madame Youtâti qui, dès le lendemain, vint avec le (341) roi me faire souvenir que j’étais Youtâti. Je la reçus fort poliment, mais je n’abusai point de la magnanimité d’un si bon prince. (* Cette coutume de l’échange de nom se nomme « haaikoa/haainoa » ; comme l’écrit l’auteur, elle permet à chacune des deux parties de bénéficier de la position et des biens de l’autre.)
Je fis quelques cadeaux à LL. MM., (* Leurs Majestés) on leur montra toute la frégate, et en passant devant le four, d’où l’on venait de retirer le pain, la reine en demanda un, qu’elle emporta sous son bras.
Le roi, pour cette visite d’apparat, nous était venu en grand costume ; il avait les cheveux liés en touffe sur le sommet de la tête, rasée, du reste, tout autour ; cette seule touffe composait sa coiffure, qui était exactement le contraire de celle d’un prêtre catholique. S. M. n’avait, en effet, de cheveux que dans la place ordinairement occupée par la tonsure. On nous a assuré que cette mode, suivie aussi par quelques femmes, a été récemment introduite dans ces îles par les missionnaires protestants ; fait important que, cependant, je ne puis garantir. Le roi portait un immense maro dont les bouts tombaient presque à terre ; un manteau fait avec une étoffe de molleton rouge, était placé sur ses épaules ; attaché au cou par devant, il le drapait en entier et lui donnait un air de dignité très- remarquable.
La Reine n’avait point laissé échapper cette occasion de montrer que les femmes de cet archipel ne sont pas sans coquetterie ; sa toilette était pleine d'une certaine recherche; elle avait relevé avec soin ses cheveux sous une espèce de réseau en tapa très-fine, qui avait l'apparence de la gaze ; elle s’était affublée d’une robe de mérinos vert-pomme, qu’elle avait déjà reçue de la (342) générosité des missionnaires français, et par-dessus tout cela, elle portait un manteau d’étoffe de tapa ; elle avait les jambes, les pieds et les mains nus et élégamment tatoués.
Les femmes des îles Marquises, comme celles de l’île de Pâques, étant toujours couchées ou accroupies, paraissent avoir de la difficulté à se tenir debout ; avant qu’elles se mettent en mouvement on est toujours dans l’incertitude, pour savoir si elles iront à quatre pattes ou sur deux pieds.
Dans cette visite, j'offris au roi un sabre à fourreau doré qui parut lui faire grand plaisir. Le ceinturon, fait à Paris dans les dimensions ordinaires, ne pouvait être employé selon l'usage général : il en eût fallu deux au bout l’un de l’autre pour faire le tour de Sa Majesté.
Dans le peu de présents que j’avais à ma disposition, les reines avaient été oubliées ; aussi me trouvai-je fort embarrassé : néanmoins, comme les dames polynésiennes ne sont point encore bien difficiles, je pensai qu’un rideau en colonnade croisée, de couleur ponceau, ferait un manteau délicieux, et certes je ne me trompai pas ! Un cachemire de l’Inde n’eut pas rendu la princesse plus heureuse.
Le roi me montrant des dispositions très-bienveillantes, je lui proposai, pour établir des relations plus suivies entre nous, de lui laisser deux missionnaires, qui apprendraient à parler le polynésien et enseigneraient le français à son fils. Le roi Youtâti se montra très-empressé d'accueillir ces messieurs, et il (343) m’offrit une partie de son palais pour les loger, jusqu’à ce qu’ils eussent une maison à eux. Il me donna également un terrain assez grand pour la bâtir et pour faire un jardin convenable.
Les révérends pères Devaux et Borgella, dont l’intention était de se fixer aux îles Marquises, ne pouvaient, en effet, rencontrer une occasion plus favorable de s’établir : ils s’empressèrent donc de profiter de ces bonnes dispositions, et ils commencèrent dès le 6 août, à s’installer à terre, dans la partie de la maison du roi qui fut mise à leur disposition.
Ces ecclésiastiques semblèrent quitter la frégate avec quelque serrement de cœur. C’était effectivement leur dernier adieu à la France, car une frégate, un bâtiment de guerre quelconque, c’est encore le sol de la patrie : on y vît sous ses lois, à l’ombre de son pavillon. La Vénus partie, ces messieurs allaient se trou ver comme tombés du ciel, au milieu d’une population de sauvages anthropophages, dont ils ne comprenaient point le langage, et dont les mœurs, jusqu’à présent, ont résisté aux enseignements de MM. les ministres protestants de la société de Londres.
La baie de la Madre de Bios, située sur ta côte occidentale et sous la montagne la plus élevée de l’île Cristina, git dans le Sud 15° E. du monde de la pointe O. de l’île de la Dominica : l’entrée de la baie est formée par deux caps élevés dont le gisement est du N. 16° E. au S. 16° O. du monde.
Celle baie, peu spacieuse, est divisée à l’intérieur en deux anses bordées de plages de sable, et toutes (344) deux habitées ; ces anses sont séparées l’une de l'autre par une pointe avancée qui intercepte toute communication entre elles, par le bord de la mer ; cette pointe, d’une moyenne élévation, étant très-escarpée, est très-accore au rivage. L’anse du nord est la plus considérable sous le rapport de la population, de son étendue, de sa fertilité et de son importance comme résidence du roi. C’est également dans cette anse que se trouve l’aiguade.
Peu de temps après que la Vénus fut établie dans celle baie, j’allai rendre au roi la visite qu’il m'avait faite. Il vint me recevoir à mon débarquement, et me conduisit à son palais. Ce palais est tout simplement une grande case d’environ 20 mètres de long sur 4 ou 5 mètres de large ; elle est située auprès du rivage, sous de grands arbres qui ajoutent à tous ses agréments naturels l’ombrage et la fraîcheur.
Cette case, comme toutes les autres, dans cet archipel, est érigée sur une plate-forme rectangulaire, construite en pierres sèches, dont l’élévation au-dessus dit sol est d’environ un mètre. La direction principale de cette case s’étend du Nord au Sud.
Le grand côté de l’Est, perpendiculaire à la direction du ravin, est entièrement fermé par un mur fait en bambous qui se touchent et interceptent l’air ; ce mur s’élève perpendiculairement jusqu'au faîte du toit, et peut avoir de six à sept mètres de haut. Le grand côté opposé, ou de l’Ouest, est formé par le toit a un seul versant, qui tombe sous un angle très-aigu, presque à un mètre de la plate-forme qui sert de base ; (343) les deux, extrémités de la case et la partie de l’Ouest qui joint le toit à la plate-forme, sont clos par des murs construits en bambous rapproches, mais qui ne se louchent pas et permettent à l’air de circuler. Du côté de l’Ouest, on a ménagé des ouvertures très-peu élevées, par lesquelles il faut passer, en se baissant beaucoup, pour entrer dans la case.
À chaque extrémité du seul appartement que forme cette case, il y a une partie du sol plus élevée que celui du reste de l’aire, d’environ trente-cinq centimètres ; ces deux espèces de plates-formes semblent plus exclusivement réservées au roi ; la partie intermédiaire de la case est divisée dans le sens de la longueur, en deux portions presque égales; le coté du fond est jonché d'herbes sèches, sur lesquelles on étend, perpendiculairement à la direction du mur, des nattes pour se coucher ; c’est une espèce de lit de camp qui est commun à tout le monde, dans la partie antérieure de la case, les pierres du sol sont à nu ; au-dessus, on remarque quelques vases en bois à l’usage de LL. MM., soit pour contenir leurs provisions, soit pour préparer la popoï.
Lorsque j’entrai pour la première fois dans ce singulier palais, je trouvai la reine, la fille du roi et plusieurs autres dames, couchées et enveloppées de pièces de tapa ; il y avait aussi grand nombre de curieux accroupis sur les pierres, du côté opposé aux femmes. Le roi me présenta à la reine et à la princesse sa fille qui n’eurent pas trop l’air de s'en apercevoir et se cachèrent aussitôt la figure, sous leur manteau de (346) tapa, ce qui nie fit mal augurer de leur beauté. Le roi m'offrit ensuite une espèce de diadème ou de bandeau en plumes de coq (* Probablement un « taavaha »), qui, bien porté, fait un très-bon effet. La conversation avait lieu par l’entremise de notre pilote Robinson, qui cumulait ainsi les fonctions d’interprète.
Le roi me fit beaucoup de questions sur la France, sur son souverain, sur sa population, et enfin sur le nombre de vaisseaux pareils à la Vénus, qu’elle possédait. Il me parla ensuite de la guerre qu’il faisait aux habitants de l’ile de la Dominica, et/ m’engagea à l'aider dans une entreprise qu’il projetait. J’eus quelque peine à lui faire comprendre notre position comme neutre, et je ne suis pas bien sûr que j’en sois venu à bout. Je lui proposai d’arranger la paix avec ses ennemis, la guerre ne pouvant lui procurer aucun avantage réel. Il repoussa vivement cette proposition comme contraire à son honneur, qui se trouverait atteint s’il acceptait ma médiation.
Il semblerait, me dit-il, aux yeux de toutes ces populations, que par lâcheté j’aurais sollicité votre appui, pour obtenir la paix : il n’en fut plus question.
En quittant le palais du roi, nous allâmes nous promener dans le village ; il était alors composé de trente à quarante cases, éparpillées autour de la plage et sur les côtés du ravin qui forme le prolongement de celle anse ; la population entière de la vallée s’élevait alors à cent cinquante ou deux cents personnes tout au plus, parmi lesquelles on comptait une douzaine d’Européens, Anglais, Espagnols ou Français.
Pendant notre tournée, nous ne vîmes rien de bien remarquable qu’un moraï nouvellement construit, pour recevoir les dépouilles mortelles d’une des femmes du roi, décédée depuis huit jours. Ce monument funèbre ressemblait à une case ou hangar dont le côté de l’Ouest et les extrémités, Nord et Sud, seraient restés entièrement ouverts ; le toit était soutenu par des piliers peints en rouge et en jaune. Cet emplacement était taboué et il n’était pas permis d'en approcher ; l’odeur affreuse qu’il répandait au loin, ôtait d’ailleurs toute envie de le voir de plus près. Cette dernière circonstance nous fit connaître que les Polynésiens ne sont point dans l’usage de brûler ni d’embaumer les morts, Car jusqu’à présent, dans les îles Marquises, les Indiens ont conservé toutes leurs anciennes superstitions et leurs usages n’ont point encore été sensiblement altérés par le contact des étrangers.
Les cases sont toutes construites sur des plates-formes en pierres sèches, plus ou moins élevées, et elles sont en général, dans cette baie, dirigées du Nord au Sud et ouvertes par le grand côté qui se présente à l’Ouest ; cette disposition est, sans aucun doute, particulière à celle vallée et tient à la situation du ravin. Quelques habitations sont entourées de clôtures, faites par des murs en pierres sèches, d'un mètre environ d’élévation, mais c’est le plus petit nombre ; les cases ne diffèrent d’ailleurs que par les dimensions ; elles ont en général l’apparence de la misère et sont fort inférieures, pour le travail et la (348) propreté, à celles des îles Sandwich et à celles des îles de la Société.
Les pirogues de cet archipel m’ont paru également ne pouvoir souffrir la comparaison avec celles des autres indigènes de la Polynésie que nous avons visités. Elles sont plus grossièrement travaillées ; chaque jour d’ailleurs cette industrie se perd ; les Indiens possèdent dans presque toutes ces îles des baleinières achetées ou enlevées aux bâtiments qui fréquentent cet archipel, pour y prendre des rafraîchissements, et ils les préfèrent à leurs constructions nationales.
Sous tous les autres rapports d’industrie naturelle, les habitants des îles Marquises ne paraissent l’emporter sur aucune autre population de cet océan. Les nattes qu’il fabriquent sont, moins fines et moins ornées que celles des populations situées plus à l’Ouest ; leurs armes sont également d’un travail moins fini. Cependant leur industrie semble se montrer avec plus d’avantage dans la confection des massues de combat, dans celle des éventails à pied sculptés, et dans la construction des vases en bois, qu’ils destinent à la conservation de leurs provisions et à la préparation de la popoï : ces vases paraissent être très-recherchés dans les îles voisines. Ils sont fabriqués avec le bois de l’arbre à pain, qui sert aussi pour la construction des pirogues et des cases. Ils emploient le bois de casuarina pour faire leurs pagayes et quelques armes ; ils se servent de bambous et de calebasses pour conserver l’eau et l’huile de coco. Ce sont les femmes qui font les nattes et les étoffes de (349) tapa ; parmi les hommes, il y a des fabricants d’éventails, de massues de guerre, de pirogues, etc.
En parcourant la vallée, nous eûmes l’occasion de voir les habitants ; ils nous entourèrent et nous suivirent par curiosité, ce qui nous donna également lieu de satisfaire la nôtre en les examinant. Nous remarquâmes que les jeunes gens étaient, en général, peu tatoués, et nous avons cru comprendre que cette coutume est bien moins universelle qu'autrefois. Nous vîmes quelques jeunes filles, de très-jolie figure et de formes gracieuses ; presque toutes avaient les pieds et les mains tatoués, quelques-unes avaient seulement les lèvres et le front, auprès de la racine des cheveux, tatoués, mais la plupart avaient un air maladif, et, presque toutes, sans exception, étaient fort sales... Je comprends qu'elles aient pu être comparées aux Indiennes de l'intérieur du Pérou, mais jamais, et sous aucun rapport, aux gracieuses créoles de Lima.
Nous allâmes ensuite faire visite à M. Stalworthy, missionnaire anglais de la société de Londres ; il résidait depuis une dizaine d’années dans la baie de la Madre de Dios, où il était très-confortablement établi ; il occupait une jolie maison en bois, et la seule, dans celle île, qui méritât ce nom. Ce gentleman nous accueillit fort poliment, et je dois à son obligeance quelques détails intéressants sur la population du groupe du S. E., sur le caractère des naturels, leurs coutumes et le peu de dispositions qu'ils ont montrées à se convertir. Les succès de sa mission étaient, jusque-là, à peu près nuls. Naguère il était secondé par (350) un autre missionnaire marié, qui a résidé quelque temps dans cette baie ; mais la curiosité des naturels à l’égard de sa femme, étant devenue chaque jour de plus en plus vive et plus inquiétante pour son repos, il avait été forcé d'abandonner cet archipel et d'aller s'établir dans celui de la Société.
Avant de me rembarquer, le roi voulut me faire saluer de toute son artillerie ; et je dus me prêter à celte fantaisie : il était heureux, de me montrer qu’il avait une vieille caronade à moitié enterrée dans le sable.
S. M. ne put se résoudre à nous quitter ; elle vint dîner à bord, et ce fut pour elle une occasion favorable pour me demander des présents : il faut toujours en avoir en réserve pour chaque visite ; car quelque satisfaction que ces chefs témoignent en recevant ce qu'ils désirent, cette satisfaction ne dure pas longtemps, et ils ont bientôt de nouvelles grâces à demander. Le Roi m’avait montré un uniforme avec des épaulettes de capitaine de vaisseau de la marine de S. M. B., qui lui avait été donné par M. le capitaine Bruce. Il me dit qu’il le réservait pour visiter les bâtiments de la Grande-Bretagne, mais qu’il lui en fallait un pour aller, en costume convenable, à bord des bâtiments de guerre français : je ne pus résister à un argument aussi puissant, et j'offris a S. M. un costume complet ; ne lui ayant d’abord donné que l'habit qu'il endossa aussitôt, sans chemise ni pantalon : il me fit remarquer qu'il lui manquait encore quelque chose ; l’ayant entièrement satisfait, il laissa éclater une grande joie. (351)
De ma vie je n’avais vu quelqu’un si heureux ; le roi se promenait fièrement, se regardait dans les glaces, s’admirait et riait de bien bon cœur. Il alla se promener, sur le pont, pour se faire voir, et il semblait dire à tout le monde : Regardez-moi ! Youtâti avait, selon toute apparence, une cinquantaine d'années. Il faut vraiment avoir été témoin de la vanité puérile qu’il manifesta pour s’en faire une idée : rien, d’ailleurs, ne dépeint mieux le caractère des sauvages, que la scène amusante dont nous fûmes les témoins. Les sauvages sont de vieux enfants que tout distrait un moment ; comme eux, ils sont susceptibles de se laisser entraîner au bien ou au mal, sans que cela tire à conséquence pour leur conduite à venir.
Le roi me demanda un pavillon : un grand chef comme lui devait être connu par ses couleurs !... Je proposai à S. M. de choisir parmi plusieurs pavillons.
Il prit le damier à carreaux rouges et blancs, qu’il adopta, après m’avoir demandé s’il n’était pas celui de quelque nation. Dès le lendemain, Youtâti envoya couper un arbre pour faire un mât qu’il érigea auprès de sa case, et où il arbora immédiatement son pavillon.
Celte circonstance donna lieu à une espèce de fête ; les hommes chantèrent quelques morceaux qui étaient accompagnés de refrains, de tamtams et du claquement des mains d'une troupe de femmes assises en rond, qui avaient assez l’air de réciter un de Profundis. Ce chant, sans doute guerrier, avait infiniment d’analogie avec le plain-chant, et toute cette fêle, en effet, avait la solennité d’un enterrement. (352)
Pendant la durée de notre séjour dans la baie de la Madre de Dios, nous eûmes à nous louer de l’empressement du roi et des autres chefs ; il ne s’éleva aucune querelle entre les indigènes et nos matelots, quoique tout l’équipage ait eu, par parties, la permission d’aller à terre se promener ; et notre eau se fit très-facilement et sans trouble.
Les femmes ne vinrent point à bord, ainsi qu’elles sont dans l'usage de le faire pour les navires du commerce. Les bâtiments de guerre anglais qui, chaque année, passent dans cet archipel, ont accoutumé les indigènes à regarder les bâtiments armés comme taboués. Ainsi, je n’eus aucune permission à donner, ni défense à faire à cet égard : nous profitâmes de cette nouvelle coutume, bien préférable sous tous les rapports. Ici comme aux îles Sandwich, des indigènes vinrent nous demander la permission de visiter la frégate et d’en mesurer les principales dimensions.
Quelques Européens s’occupent, dans cette île, de la culture des plantes potagères. Ces produits sont encore rares : on trouve cependant, mais en petite quantité, des choux, des pommes de terre, des ognons, de la salade, des citrouilles, des melons, des pastèques et des ananas.
Un Espagnol a essayé pendant plusieurs années de cultiver du maïs ; sa récolte a toujours été faite par les indigènes, avant qu’il fût parvenu à maturité. La paresse des Indiens les empêche de suivre d’aussi utiles exemples ; ils n’ont d’activité que pour le plaisir et (353) pour la guerre : cependant ils deviennent aussi d’assez bons matelots.
MM. les missionnaires Devaux et Borgella voulurent bien se charger d’une collection de graines potagères destinées à multiplier d'utiles végétaux ; quelques orangers que nous avions apportés du Chili, furent plantés sur l’île Cristina, qui jusqu’à présent a été, ainsi que tout cet archipel, privée du fruit si agréable et si bienfaisant de ces arbres des tropiques. Nous semâmes également du café, qui jusque-là n’existait point dans ces îles (3).
(3) Depuis mon retour en France, j’ai eu la satisfaction d’apprendre qu'il avait levé, et que déjà il y avait des plants de ce précieux arbuste qui avaient 40 à 50 centimètres de haut.
La veille de notre départ, Sa Majesté, par un mouvement spontané de générosité, donna à MM. les missionnaires un nouveau terrain, au milieu duquel était une maison suffisamment grande, et en assez bon état : le toit seulement avait besoin de quelques réparations. Le terrain était, en partie, couvert de cocotiers, de quelques arbres à pain, et il était d’une étendue suffisante pour un jardin. Le roi traça lui-même les limites de cette propriété ; elles furent aussitôt assurées par des abornements, et l’on s’occupa, en premier lieu, des murs de clôture, qui, selon l’usage, se fout, en pierres sèches. On trouve pour ces constructions, la plus grande facilité, car le sol est jonché de pierres volcaniques arrondies par le frottement. C’est à grand-peine que l’on s'en débarrasse pour pouvoir cultiver la terre (354) végétale, encore assez peu profonde et rare au bord de la mer.
À notre départ, le roi, qui était à bord, ne partit de la frégate que lorsqu’elle lut sous voiles. En nous quittant, il versait de grosses larmes : j’aime à croire qu’elles étaient sincères ; mais je ne puis cependant les regarder que comme un trait de plus de ressemblance avec les enfants : vraies comme celles qu’ils répandent, elles n’étaient probablement pas dues à un chagrin plus profond.
Les îles Marquises, bien que de formation volcanique, ne l’enferment aucun volcan en activité, et ne paraissent point soumises aux tremblements de terre. Les habitants les plus anciens n'ont connaissance d'aucune commotion ou perturbation de ce genre, ce qui, joint à l’étal de fertilité que l'on remarque, tend à prouver qu’elles sont d’une origine déjà très-reculée.
Ces îles sont toutes fort élevées, et leur sol est très-tourmenté et très-accidenté. Dans la plupart, les montagnes les plus hautes, qui en font la charpente, occupent l'intérieur ; et, de ces montagnes principales, des ramifications s’étendent vers les différents points de la côte, en formant des ravins ou vallons plus ou moins étendus, plus ou moins fertiles, dans lesquels sont établies les diverses tribus dont la population se compose. Ces peuplades se disputent entre elles les meilleures vallées, les bois les plus riches en arbres à pain ou en cocotiers, et les ruisseaux les plus abondants ; la possession de ces vallées, de ces bois et de (355) ces ruisseaux, est une des causes incessantes des guerres qu’elles se font. Les habitants des îles Marquises ne connaissent aucune forme de gouvernement ; les tribus vivent indépendantes les unes des autres et elles suivent la loi naturelle, qui est la loi du plus fort. Le seul titre de distinction, sous le point de vue civil, est celui d’Ariki, que l’on traduit ordinairement par celui de chef ou de roi ; et qui, cependant, ne semble désigner parmi eux qu’une personne des terres ou devant en hériter ; mais parmi celles-ci, il y en a qui par leurs qualités personnelles, par leurs succès dans la guerre, ou par la réunion d'un plus grand nombre de partisans, vivant sur leurs domaines, obtiennent une supériorité réelle sur leurs compatriotes ; ces personnages sont alors désignés par le titre d’Ariki-noui, grand chef : on en voit quelquefois plusieurs dans une même vallée. Aucun de ces chefs ne reçoit de services ni de tributs, et aucun d’eux n’a de droits pour y prétendre ; mais dans les circonstances importantes, lorsqu’il s’agit de foire la guerre on la paix, on s’en rapporte à leur opinion ou à leur désir : aucun tabou (4) général ne peut, non plus, être prononcé sans leur participation.
(4) Le tabou est une loi en quelque sorte d'institution divine : c’est toujours une défense, censée révélée, de faire tel ou tel acte. Les tabous sont prononcés par les ariki ou les orométuas (*òrometua : mot tahitien signifiant maître, instructeur ; titre donné aux premiers pasteurs protestants et à leurs successeurs modernes ; voir : https://pollex.eva.mpg.de/entry/kolo-matua/). Cette institution a été trouvée chez tous lis peuples de la Polynésie.
Les habitants des îles Marquises paraissent n’avoir aucune religion ni ne pratiquer aucun culte ; (356) cependant, on remarque dans leurs fêtes, certains individus qui prennent des costumes étranges, ont l’air d’inspirés, et paraissent s’adresser au ciel, en exécutant des danses accompagnées de gestes qui ressemblent à des invocations. Ces espèces de prêtres, de devins ou de sorciers, exercent une grande influence sur ces populations ; ils prononcent les tabous, tout comme si la nécessité leur en avait été révélée. Ces tabous sont quelquefois particuliers ; d'autres fois, ils deviennent généraux, lorsque les chefs y consentent ; en un mot, prêtres, devins ou sorciers, toujours est-il que les chefs les ménagent et s'en servent pour appuyer leurs desseins. Les tabous prononcés sont ordinairement respectés ; c’est la seule loi, en quelque sorte d’institution divine, qui soit connue et obéie. Elle doit son existence à la superstition qui la maintient. Si les tabous sont violés, c’est à Dieu seul qu’on laisse le soin de punir les coupables : l'opinion générale est qu'ils seront frappés de mort ou atteints du Kovi, maladie affreuse qui tient de la lèpre et de l’éléphantiasis.
Le tabou peut s’étendre à toute sorte de choses ; c’est une défense rigoureuse de faire tel ou tel acte, comme de manger certains aliments, de toucher telle ou telle chose, etc., etc.
Il y a des tabous généraux, qui, lorsqu'ils sont permanents, servent de lois ou de règles à cette société : tels sont ceux qui empêchent les hommes de toucher les nattes sur lesquelles les femmes couchent, de manger d'un aliment préparé dans un vase tabou ou placé (357) dans un lieu tabou ; et pour les femmes, ceux qui leur interdisent de prendre part aux repas de chair humaine, de toucher aux pirogues, d’entrer dans les cases destinées aux fêtes des hommes, de manger de la popoï préparée par un homme, etc., etc. Il n'y a point de lois proprement dites, conséquemment aucune pénalité pour les offenses quelles qu'elles soient ; l’unique recours est celui des armes, que l’offense soit individuelle ou collective. De là, le grand nombre de querelles et de guerres qui agitent celle société.
À différentes époques, déjà, des missionnaires espagnols, américains et anglais, ont cherché à s'établir dans les îles Marquises. Ces diverses tentatives ont échoué, et pas une conversion sincère n'a été obtenue ; on attribue cet insuccès aux mauvais conseils donnés par les déserteurs des navires du commerce, qui ont souvent réussi à exercer une grande influence sur les chefs, en se mêlant à leurs querelles et en les assistant dans leurs guerres.
Les guerres que se font entre elles les diverses tribus de cet archipel, sont conduites sans aucun ordre, sans aucune tactique ; chacun agit selon sa volonté ; lorsque cinq ou six personnes ont été tuées dans un combat, on considère ce nombre comme très-grand, et il l'est en effet, si l'on a égard an nombre des combattants et à la fréquence de leurs batailles : généralement, le parti qui a perdu le plus de monde, demande la paix, ou abandonne sa vallée.
Depuis un grand nombre d'années, l’île de la Dominica a été plus troublée qu’aucune des îles Marquises. (358) Tantôt la guerre existe d’une vallée à une autre ; tantôt, les habitants d'une même vallée se divisent en partis hostiles. Le plus ordinairement, ces guerres se terminent par l'expulsion du parti vaincu ; alors il va chercher asile dans une autre tribu, on bien il est réduit en esclavage, ou tout simplement mangé. Dans le cours de l'année 1837, il y eut cinq à six disputes à la Dominica, toutes se sont terminées par dus combats,
Les habitants des îles Marquises sont très-guerriers, me disait un jour un ancien résident de la baie de la Madre de Dios, mais ce sont tous d’enragés poltrons : je vais le laisser parler :
« Lorsqu'une peuplade veut faire la guerre à une autre peuplade, il est d’usage qu’un de ses chefs aille en députation chez la tribu dont on veut se faire l’ennemi ; il y passe la nuit, au jour il revient, et il est censé avoir fait des discours qu’il répète, et quelques choses qu’il ait dites, on lui a toujours répondu qu'on voulait la guerre. Lorsque ces formalités sont remplies, la guerre est déclarée. »
C’est ordinairement la nuit que les Indiens se mettent en campagne pour commencer l’attaque, et s’il se trouve quelques cases isolées, ils tachent de les surprendre, tuent tous ceux qui les habitent et les emportent avec eux, et s’ils rencontrent quelques pêcheurs, ils usent de la même violence envers eux.
J’allai une fois accompagner le roi Youtâti dans une expédition contre la Dominica ; nous étions (359) encore à un mille de terre, lorsque nous aperçûmes l’ennemi qui était campé à un mille du rivage, sur le penchant d’un coteau. De ce moment, nous n’osâmes plus avancer vers la terre ; l'ennemi, également frappé de terreur, en nous voyant, ne bougea pas davantage !
La seule circonstance dans laquelle les indigènes se battent avec quelque bravoure, c'est celle où il arrive qu’un des leurs tombe entre les mains de l’ennemi ; alors, mort ou vif, l'honneur veut qu’on le reprenne.
S’ils ne font qu’un prisonnier, ils l’offrent en sacrifice à leur Dieu, qui est représenté par l’un d’eux, qu'ils divinisent eux-mêmes à cet effet, et, dès que le prisonnier est mort, ils le mangent, sans plus de façon que si c’était du poisson ou de la popoï.
Lorsque, dans un combat, ils font plus d’un prisonnier, c’est alors l’occasion de grandes réjouissances ; ils allument un feu ardent, et au-dessus de ce brasier ; ils placent leurs victimes, ordinairement après les avoir tuées d’un coup de massue, mais quelquefois aussi toutes vivantes, et, dès qu’elles sont rôties, ils s’asseyent autour pour les dévorer ; ils ne permettent point aux femmes de s’associer à ces affreux repas ; mais ceci est pure superstition, et seulement parce qu’ils s’imaginent que si leurs femmes y prenaient part, ils perdraient leur première bataille. »
Presque toutes les populations de l’archipel des Marquises, (360) sont aujourd’hui pourvues d’armes à feu ; elles sont devenues, ainsi que la poudre, les meilleurs articles de commerce ou d'échange ; nous sommes les premiers navigateurs auxquels ils aient demandé de l’argent, mais sans en connaître encore la valeur réelle : cela viendra…
Le mariage n'existe point comme institution religieuse ou civil ; c’est tout au plus une coutume ; il ne dépend d'ailleurs que du consentement mutuel et n'oblige point à la constance, encore moins à la fidélité ; il se rompt comme il se forme, sans aucune cérémonie et d'un commun accord, ou même souvent par la volonté d'un seul. Quelques hommes ont deux ou plusieurs femmes, qui vivent ensemble ; mais ces exemples sont rares, taudis qu'il n'est pas une femme qui ne soit à plusieurs hommes à la fois, du consentement même du mari en titre ; c'est ordinairement un frère, un parent ou un ami, qui partage ces tristes faveurs : quelquefois même ils sont plusieurs. Un mari serait bien ridicule s'il s'offensait de ces licences, et loin d'y croire sa délicatesse engagée, il est le premier à les provoquer. Il se fait honneur de sa femme, de sa fille, de sa mère, tout comme dans nos mœurs on se tient honoré de recevoir bonne et nombreuse compagnie et d'offrir sa maison à un voyageur de marque, ou à un ami. Les lois préventives publiées aux îles d'Hawaï, lois dont nous avons donné la traduction, nous apprennent jusqu’à quel point la dépravation était portée dans ces îles ; les mœurs de l'archipel des Marquises ne sont pas meilleures. (361)
Naturellement, avec des mariages ainsi faits, les liens de famille ont peu de force ; les pères et mères semblent cependant avoir droit de vie et de mort sur leurs enfants : aucune loi ne protège ceux-ci ni ne les défend. Les mères sont cependant pleines de tendresse pour leurs enfants, mais elles ne les élèvent que comme fait une poule pour sa couvée ; dès qu’ils peuvent suffire à leurs besoins, toute relation semble cesser entre la mère et les enfants.
Quelquefois, les jeunes filles n’attendent même pas qu’elles soient nubiles pour quitter la case paternelle ; maîtresses d’elles-mêmes, elles vont vivre seules, s’abandonnent à tous leurs caprices, mènent la vie la plus licencieuse que l’on puisse imaginer, jusqu’à ce qu’enfin elles s’attachent à quelqu'un qui, ayant obtenu une préférence sur leur cœur, veut bien devenir leur mari. Du reste, cela ne tire pas à conséquence, puisqu’un nouveau caprice peut rompre ce nœud fragile qui ne nuit en rien à leurs licences.
Les habitants des Marquises se livrent an plaisir avec fureur; ils ont de nombreuses fêtes dont il est difficile de connaître l’origine; elles arrivent à certaines époques et dans des circonstances dont ils ne lais sent point échapper l'occasion ; ils se réunissent alors par bandes de 50 à 60, dans des maisons tabouées, où les membres de leur société, seuls, sont admis ; ils choisissent une femme qui devient celle de tous, et ils s’abandonnent à tous les désordres imaginables ; d’autres fois, ces sociétés s’embarquent et vont passer le temps de leurs orgies sur les îles inhabitées de (362) San-Pedro (* Moho Tani) et de Hood (*Fatu Uku), dans l'archipel du S. E. ; et les habitants du groupe du N. O., sur celles de Chanal (*Hatutu) et de Masse (*Eiao) ; ils ne reviennent de ces excursions que lorsque leurs provisions sont épuisées.
Il n’est pas rare que, pendant ces excursions, ces partis en rencontrent d’autres formés par îles tribus hostiles, c’est alors l’occasion de combats acharnés toujours suivis de festins odieux.
La nourriture principale îles habitants des Marquises se compose de la popoï (préparation fermentée de l'arbre à pain), de taro, de patates douces, de poisson, de cocos et de bananes. Les indigènes mangent le poisson tout vivant, dès qu’il sort de l’eau ; ils commencent par la tête et tout y passe.
Pour faire la popoï, on enterre ensemble une certaine quantité de fruits de l'arbre à pain, qu’on laisse là jusqu'à ce qu'ils commencent à pourrir ; dans cet état de fermentation, on les relire pour en faire une pâte qui est très-aigre, avec laquelle on forme des pains que l’on fait cuire au four, jusqu’à ce qu'ils deviennent durs comme le pain ordinaire ; cela fait on mêle une partie de celle pâte ainsi préparée, avec du fruit nouveau de l'arbre à pain et de l’eau ; cette préparation plus ou moins délayée, se nomme la popoï. On dirait une bouillie épaisse et de couleur jaunâtre ; les naturels la mangent avec deux doigts. Cette nourriture passe pour être très-saine et pour être agréable au goût ; cependant les étrangers ne l’aiment pas, et ce n’est qu’après une longue résidence qu’ils s’y accoutument. (365)
Dans toutes les îles de l’archipel on trouve grand nombre de cochons ; ils sont libres dans les montagnes, où ils se multiplient beaucoup. On les garde pour les jours de fête et pour les vendre aux bâtiments qui viennent en relâche. Les habitants élèvent aussi des poules, mais ils en prennent peu de soin et ils n'en font de cas que comme moyen d'échange, et à cause des plumes qu'ils en retirent pour leurs parures.
Le mets que les indigènes préfèrent, par-dessus tout, est la chair humaine ; c'est là un des grands mobiles de leurs guerres fréquentes ; ils font, comme manger, bien plus de cas des Indiens que des blancs ; ceux-ci leur paraissent d'un goût fade, désagréable, et s'ils en mangent, c'est faute de mieux.
La manière de cuire leurs aliments est la même que dans toute la Polynésie ; ils font des trous dans lesquels ils allument du feu pour chauffer des pierres ; dès qu’elles ont atteint le degré de calorique convenable, on nettoie le trou, que l’on garnit, au fond, de ces mêmes pierres échauffées ; on place dessus des feuilles de bananier ou de palmier, et par-dessus ces feuilles, on arrange le mets que l’on veut cuire ; on le recouvre par d'autres feuilles, puis par les pierres, et enfin par de la terre : après un temps donné, dont l’expérience a appris à connaître la durée, ils retirent la terre, les pierres, et le mets qu'ils ont ainsi préparé se trouve cuit à point. Les viandes surtout acquièrent par ce procédé une saveur parfaite.
Les indigènes des Marquises paraissent d’un caractère doux ; cependant il n’en est aucun qui, dans le (364) cas de sacrifices humains, ne montre la plus froide indifférence, et ne soit capable des plus grandes cruautés envers les victimes. Il nous semble cependant que cette coutume d'anthropophagie est plutôt, chez eux, un vice d'éducation qu’une preuve de férocité. Ils se montrent très-bienveillants pour les étrangers, tant qu'ils les craignent et qu'ils en attendent des présents ou des avantages ; sinon, ils ne cherchent plus qu'à les tromper et à les voler s'ils en trouvent l'occasion.
Un de leurs plus doux passe-temps est de faire la chasse aux affreux insectes qu’ils nourrissent dans leurs chevelures touffues. Une attention très-délicate, entre eux, est d'en partager le produit avec l’objet de leurs plus tendres affections, ou de l’offrir à la personne que l’on veut honorer de faveurs particulières : c’est, dans nos mœurs, l'équivalent de l’offre d’un frais et élégant bouquet. Les cases des Indiens ne sont pas mieux tenues que leurs personnes ; l'herbe dont elles sont jonchées du côté où se placent les nattes, est souvent vieille et répand une odeur désagréable. Ce qui précède se rapporte non-seulement à l’île Cristina, mais encore à toutes les îles des Marquises. Les coutumes et les mœurs des Indiens qui les peuplent sont sans aucune différence sensible entre elles.
Dans la situation présente des îles Marquises, elles n’offrent pour ressources au commerce, qu'un peu de bois de sandal (*santal), et elles ne peuvent encore être d'aucune utilité aux navires qui auraient besoin de se ravitailler ou de se réparer. Dans presque toutes les îles, (36S) de bois de sandal a été coupé sans pensée d’avenir, et les habitants sont de si mauvaise foi, qu’ils en promettraient sans en fournir ; ce ne serait qu’avec beaucoup de peine que l'on parviendrait aujourd’hui à en réunir un chargement tant soit peu considérable.
Cet archipel, si heureusement situé comme relâche, pour les bâtiments qui vont à la cote du N. O., et à celle du Mexique, pour ceux qui en reviennent ou qui vont du Chili en Chine, serait susceptible de devenir un point très-important. Mais il faudrait que ces îles fussent occupées par des habitants industrieux ; alors ce territoire fertile deviendrait productif, et la population, bientôt doublée, aurait à offrir aux vaisseaux de l'Europe, amenés là par la pêche de la baleine ou par le commerce, avec un lieu de repos d’une grande sécurité, des ressources abondantes en rafraîchissements. Dans l’état actuel on doit préférer comme relâche, et sans aucune comparaison, les îles Sandwich (* Hawaii) ou celles d’O-Taïti (* Tahiti). Comme point militaire et jusqu’à une exploration de détail plus complète, l’île de Nou-ka-Hiva (5) semble devoir être préférée à toutes les autres.
(5) Nou-ka-Hiva, Nouka-Hiva ou Nou-Hiva
Les ports d’Anna-Maria (* Baie de Taiohae) et de Tchitchakoff (*Baie de Hakaui), que possède cette île, sont parfaitement sûrs et pourraient, au besoin, être facilement défendus ; avantage dont ne jouit pas complètement celui de la Madre de Dios, qui sera toujours exposé aux insultes d’une force qui se présenterait à l’improviste. Les avantages que peut offrir l’ile de la Dominica sous le point de (366) vue militaire et maritime, ne sont pas suffisamment connus ; il est bien probable toutefois qu’ils ne surpassent point ceux de Nou-ka-Hiva.
Dans toutes les îles habitées des Marquises, il a des cochons, des chèvres et des poules : tous ces animaux vivent à l’état sauvage et se multiplient facilement. À plusieurs reprises on a introduit des bestiaux ; ils ont toujours été détruits avant le temps nécessaire à leur reproduction. Au moment de notre passage, un troupeau de bêtes à cornes s’élevait sur l’île de Cristina, par les soins de M. Stalworthy, missionnaire anglais ; ce troupeau n’était point encore assez nombreux pour pouvoir être utile aux bâtiments en relâche.
Le 9 août, en partant de la baie de la Madre de Dios, nous gouvernâmes au Sud, pour aller reconnaître la partie méridionale de l’île Cristina. Nous revînmes par l’Est pour en faire le tour, que noirs achevâmes en passant par le canal qui la sépare de l’île de la Dominica, et que nous avons nommé détroit du Bordelais, en souvenir du voyage du capitaine Roquefeuille.
Cette exploration terminée, nous nous dirigeâmes sur l’île de Roa-Houga (* Ua Huna), la plus orientale du groupe du N. O. Nous en parcourûmes toutes les côtes en les relevant, et sans avoir aucune communication avec les indigènes. En passant près des roches qui couvrent le mouillage de la baie Invisible, nous ne vîmes ni habitants ni pirogues ; c’est cependant devant cette baie qu’ont ordinairement lieu les relations avec cette (367) peuplade : ils apportent, pour les échanger contre de la poudre, des poules, des cochons et des fruits. Nous visitâmes successivement l’écueil dit Clark’s reef, sur lequel nous passâmes sans en avoir connaissance (6)
(6) Bien que nous n'ayons point trouvé la basse dite Clark's reef, ni de fond par 200 brasses, dans la position où on nous l’avait signalée, elle pourrait cependant, comme l’île à fleur d'eau dont nous allons parler, exister dans une autre position.
, puis l’île à fleur d’eau, indiquée dans l’E. S. E., à 15 ou 18 milles de distance de l’île Chanal (*Motu One, banc de sable à l’est de Hatutu). Nous ne la trouvâmes point dans cette aire de vent, mais bien dans l’Est 13° nord, de l’îlot du nord de Chanal (*Hatutu), à peu près à la distance qui nous avait été don née.
Cette île n’est en réalité qu’un banc de corail et de sable élevé de deux à trois mètres au-dessus de l’eau, et sur lequel la mer brise très-haut ; le haut-fond qui lui sert de base se prolonge vers l’Est, à une assez grande distance sous l’eau : nous avons été engagés sur ce fond jusque par 7 brasses. Nous trouvâmes en retournant vers le Sud, pour nous dégager, que le brassiage (* Mesurage à la brasse. Par extension, quantité de brasses d'eau que l'on trouve avec la sonde dans un endroit quelconque de la mer.) augmente graduellement et lentement de 7 à 1.4 brasses ; puis rapidement de 14 à 27, puis presqu’aussitôt, nous trouvâmes de 50 à 60 brasses, et tout à coup, nous n'eûmes plus de fond par 200 brasses. Lorsque nous étions par 7 brasses, la sonde nous rapporta une espèce de sable gris, composé de débris de coquilles et de madrépores, et un fragment de corail vivant d’un genre qui nous parut nouveau. (368)
Nous contournâmes ce banc par l'Est, et vînmes par le Nord pour reconnaître les îles Chanal et Masse. (*Eiao et Hatutu)
La première de ces îles est très-accore ; semblent s’élever perpendiculairement du fond des eaux. Elle est couverte d’une végétation qui ne peut être comparée à celle de l’île de la Dominica : cependant il serait inexact de la dire stérile. À la pointe du Nord de celte île, on découvre un gros îlot élevé et peu éloigné de la côte ; il gît dans l’O. l3° S. du banc à fleur d’eau. La pointe du S. O. de Chanal est basse ; quelques roches détachées et peu élevées sur l’eau s’en écartent et forment un brisant qui parait se prolonger à quelque distance de ces roches visibles. Pourtant on ne peut rien affirmer à ce sujet, car, le vent étant très-frais, au moment de notre passage, des brisants auraient pu bien facilement se confondre avec ceux de la lame.
Dans le canal de séparation des îles de Chanal et de Masse, quelques personnes ont cru voir briser ; n’ayant pas été à même d’éclaircir ce fait, nous engageons, en attendant une exploration plus complète, à éviter ce passage.
L’île Masse, beaucoup plus grande que celle de Chanal, est également très-élevée ; mais elle est plus tourmentée dans ses formes ; elle offre une belle anse qui se présente au N. N. O., dans laquelle il est probable qu’on trouverait un mouillage convenable dans la belle saison. Plus à l’Ouest, une seconde anse semble offrir le même avantage. Dans ces deux vallées, la végétation (369 parait plus riche et plus active que dans les autres parties de celle île. Nous aperçûmes encore, entre les pics, plusieurs plateaux couverts de beaux arbres et quelques tapis de verdure. Ou se demande, en voyant celle terre si riante, pourquoi elle n’est pas habitée. On ne peut douter cependant qu’il ne se trouve de l’eau à l'intérieur.
Les îles Masse et Chanal offrent une pêche et une chasse d’oiseaux de mer, également abondantes, aux naturels des îles de Nou-ka-Hiva et de Roa-Houga, qui viennent en profiter de temps à autre. Ces îles sont aussi un lieu de rendez-vous de prédilection pour ces bandes, si tristement joyeuses dont nous avons parlé, qui viennent s’y livrer à leur gourmandise et à leurs amours.
Les femmes choisies pour assister à ces fêtes, tirent une grande vanité de la préférence qu’elles ont obtenue ; c’est pour elles un honneur dont elles se montrent fort jalouses : un général d’armée qui a gagné une bataille n’est pas plus fier qu’une femme qui revient d’une de ces fêtes sans nom.
L’île de San Pedro (*Moho Tani), dans le groupe du S. E., est, comme nous l’avons1 dit, également inhabitée ; mais, ainsi que Masse et Chanal, elle reçoit des colonies mobiles qui s'y rendent des îles de la Dominica et de Cristina, pour y passer le temps de leurs orgies.
Après avoir terminé la reconnaissance de Masse et de Chanal, qui sont la limite du N. O. de l’archipel des Marquises, nous gouvernâmes sur l’’île d’Hergest (*Hatu Iti), dans le but de la reconnaître. (370)
Ce n’est qu’un îlot élevé, accore, presque stérile, et non susceptible d’être habité. À l’Est, on voit deux autres îlots blancs, entièrement dépourvus de végétation ; ils sont beaucoup moins élevés qu’Hergest, et ne semblent pas devoir être rangés de trop près. En partant de ces îles, nous gouvernâmes sur Roa-Poua (*Ua Pou) ; comme toutes les îles de l’archipel, elle est fort élevée el d’origine volcanique, et elle offre un aspect plus pittoresque qu’aucune autre des Marquises. Celle île, couverte d’une végétation admirable, est dominée par un grand nombre de pics très-extraordinaires par leurs formes élancées qui les font ressembler à autant d’obélisques ou aux clochers aigus des églises du Moyen-âge. A la pointe S. O. de Roa-Poua (* Peut-être Hakatao), il y a une anse très-bien abritée des vents régnants, devant laquelle ou peut laisser tomber l’ancre par 20 brasses d’eau. Ce mouillage est très-près de terre ; déjà, à un mille de distance, on ne trouve plus de fond par 200 brasses. Cette baie est d’un riant aspect ; ses rives sont couvertes de cases entourées de cocotiers, d'arbres à pain, et d’une belle végétation qui s’étend presque jusqu’au sommet des coteaux qui encaissent la vallée. Les habitants de Roa-Poua ont la réputation d’être les plus sociables de tout l’archipel. Deux pirogues vinrent auprès de nous ; elles étaient montées par des Indiens, en partie vêtus comme ceux que nous avions déjà rencontrés ; ils hésitèrent à venir à bord : nous ne les attendîmes pas. Nous continuâmes à contourner l’île et nous passâmes la nuit en louvoyant à petits bords sous la pointe du S. E. Le jour venu, (371) nous nous rapprochâmes de nouveau pour visiter et reconnaître la côte orientale et celle du Nord ; à midi, toute cette reconnaissance étant terminée, nous nous dirigions déjà sur l’île de Nou-ka-Hiva, lorsque nous aperçûmes une baleinière qui venait vers nous. Nous l’attendîmes ; elle était montée par quelques Indiens, et conduite par un blondin, à figure de vaurien, qui se dit un Américain du Nord. Il parut fort étonné de se voir à bord d’un bâtiment de guerre ; n’ayant aperçu la frégate que par l’arrière, il l’avait prise pour un baleinier ; sa contenance était celle d’un homme qui n’a pas la conscience nette, il avait très-probablement dérobé la baleinière qu’il montait, et peut-être, par cet enlèvement, avait-il compromis le succès de la pêche du bâtiment auquel elle appartenait !
Toutes les îles de la Polynésie sont infestées de déserteurs de cette espèce ; ce sont en général de très-mauvais sujets et, pour les bâtiments qui visitent ces parages, ce sont les hommes les plus dangereux ; ils provoquent à la désertion dans les équipages, et souvent ils sont, parmi les Indiens, les promoteurs des tentatives d’enlèvement des baleinières et des bâtiments eux-mêmes ; c'est là un grand danger, que l’on a toujours à redouter dans toutes ces îles, lorsqu’on n’est point armé ou sur ses gardes. Peu de jours avant notre passage à la baie de la Madre de Dios, le navire baleinier anglais l’Indien, de Londres, que nous avions précédemment rencontré à Monterey, avait séjourné à ce mouillage où il avait perdu une baleinière ; elle lui avait été enlevée par ses gens, qui étaient allés se (372) réfugier sur l’île de la Dominica, alors en guerre avec l’île Cristina.
Le temps, jusqu’alors favorable à nos opérations, devint mauvais ; nous reçûmes quelques grains très-violents du S. au E., accompagnés de brumes et de torrents de pluie ; le lendemain, le vent était encore très-frais, mais plus fixe ; il se modéra dans la soirée. Quoique contrariés, nous avions pu faire le tour de l’île de Nou-ka-Hiva par l’Est et par le Nord. Quand nous eûmes ainsi terminé toute la reconnaissance du groupe des îles Marquises, nous fîmes route pour nous assurer de l’existence et déterminer la position d’une île désignée sous le nom de Tiburones, et portée sur la carte dans le S. O. de cet archipel.
Le 22 août (*1838), dès le matin, la Vénus était rendue par la latitude d’une île indiquée sous le nom de Tiburones. Nous courûmes toute la journée sur le parallèle de cette terre pour la trouver, mais ce fut bien inutilement que nous prîmes cette peine…